Préparation

Soudain, elle l'aperçut, revenant de son pas lourd. Il faut dire que Kowun était un peu massif, plutôt grassouillet en fait, et que sa tête de cocker avec ses longues oreilles pendants lui donnait toujours un air particulièrement las et triste.

Aussitôt, elle sauta à bas des ballots.

-"Allez, tout le monde debout. Kowun revient !"

Quand il finit par arriver, la caravane était en demi-cercle, impatiente de connaître les nouvelles. Julawaf s'écarta alors et retourna se jucher sur la montagne de ballots. De là, elle inspecta les environs. Il ne s'agissait pas seulement de veiller à ce que personne n'écoute, mais aussi de voir si elle ne détectait pas un Muage, ou un Troubadour, voire un Chante-Lame, qui pourrait tenter d'user de ses pouvoirs pour les espionner. Elle finit par adresser un bref signe de tête à son chef qui put enfin, à voix très basse, exposer ce qu'il avait pu négocier. Julawaf tendit l'oreille, assez impatiente de savoir, elle aussi.

-"Les gars, on s'en sort bien. Nous avons une longue route, car jamais nous ne sommes descendus autant au sud. Nous avons en fait 2 commanditaires. Pour le premier, nous livrerons la marchandise, du poisson séché essentiellement, et des produits plus riches, à Kulwul Dun. Puis, de là, nous reprendrons un chargement d'essence de bois pour Ikouam'Drun. Pour ce dernier, nous n'avons pas de commanditaires. J'ai décidé de prendre sur notre premier paiement pour acheter le bois et il nous appartiendra de le revendre."

Petit silence. Puis Ukul Grund ouvre sa grande gueule.
-"Chef, t'es le patron, mais si des Obliques nous tombent dessus pendant le second trajet, on perd tout... Et dans le tout, y'a notre salaire."

-"Votre salaire ne sera versé qu'à Ikouam'Drun et on ne fait pas d'affaires sans prendre de risques. Mais je compte sur vous tous pour que rien ne nous arrive, et plus particulièrement sur notre Disciple Protectrice. J'ai envie d'agrandir notre caravane. Et c'est l'occasion."

A voir le petit mouvement qui se répandit parmi les chameliers, Julawaf comprit que les avis étaient partagés. Elle hésita à leur faire remarquer qu'avec elle, ils ne courraient aucun danger. Mais cela aurait été imprudent. D'abord, parce qu'elle était une femelle et que Kowun avait dû forcer un peu la main à ses chameliers pour l'accepter. Ensuite, parce qu'elle n'avait pas encore fait ses preuves.

Kowun se racla la gorge et cracha au sol. Une habitude qui l'horripilait.

-"C'est comme ça de toute façon. Alors, cessez de vous préoccuper de mes choix et préparez les bêtes. Nous partirons demain matin, à vide. Nous chargeons eu sud."

Il n'eut pas besoin d'indiquer l'heure, ou le lieu où ils iraient. Tout le monde savait qu'il ne le ferait pas, pour protéger le plus longtemps possible le secret qui était aussi, pour beaucoup, leur assurance-vie.

Julawaf décida qu'il était temps de descendre.

-"Kowun", dit-elle, après avoir atterri devant lui, "tu peux être serein. Il n'arrivera rien à cette caravane."

Il la regarda intensément, puis secoua la tête sans répondre.

Elle le regarda partir, en se demandant ce qu'il pensait et n'avait pas dit. Puis elle se concentra sur sa tâche maintenant. S'assurer que, d'ici demain, personne ne livrerait une bribe d'information sur ce qui venait d'être dit. Hors, les chameliers, à la veille du départ, avaient tendance à aimer s'enivrer et jouer aux dés.

Beaucoup de dettes s'étaient réglées par une attaque d'Obliques dans les jours suivants le départ. Il était hors de question que ce risque s'ajoute à ceux nombreux qu'ils allaient bientôt devoir affronter.

Elle remonta sur la moitié des ballots, mains sur les hanches et les toisa.

-"Je rappelle que ce soir, personne n'est de sortie sans mon autorisation. Vous voulez boire ? Vous voulez jouer ? Très bien, vous le faites ici et jamais à moins de trente mètres de moi. Que je n'ai pas à aller chercher un de vous, car il le regrettera."

Notant le haussement d'épaule auquel elle s'attendait de la part d'un d'entre eux, elle ajouta.
-"Et c'est valable pour toi aussi, Wulon."

C'est vrai que le Chasseur, dès qu'il était chez les Abrités, avait la fichue tendance de se conduire comme un de ses Frelons et d'aimer le libertinage.

Finalement, les choses s'étaient plutôt bien passées. Les chameliers avaient respecté la règle et elle avait ramené Wulon par la queue, après l'avoir assommé.

Au petit matin, la caravane se prépara. Kowun n'arriva que vers la fin de matinée, vêtu de sa tenue de trace. Oui, car si certains contraient, d'autres obliquaient, d'autres frelataient, eu, ils traçaient, suivant des routes immuables, connues des seuls Chefs de caravane. Bien sûr, certains innovaient parfois, mais jamais sans avoir auparavant vérifié cette nouvelle trace.

Aussitôt, chacun prit sa position. Kowun inspecta une dernière fois sa caravane, inspection dont il sortit apparemment satisfait. Au hasard, il avait vérifié les pieds de trois chameaux, puis les attaches, quelques mors et enfin les équipements et la nourriture.

-"Comme nous sommes à vide pour la première partie, nous tracerons montés pour gagner du temps. Wulon montera avec Fedjik, parce que tu es le plus léger d'entre nous, Fedjik. En avant."

Il n'avait pas besoin d'en dire plus, chacun sachant ce qu'il avait à faire, tout comme il n'avait pas besoin de dire quelle place devait prendre la Protectrice. Car elle marcherait à leurs côtés, pour n'encombrer aucune bête, mais surtout pour être libre de ses mouvements et réactions. Elle avait placé ses affaires sur un chameau, ne conservant que ses armes d'attaques, ses multiples hélices de défense. Elle avait aussi un sac sur le dos ainsi que deux cerf-volant repliés et roulés sur les côtés de ce dernier, mais indépendants du sac. Une gourde spéciale faisait le tour de sa taille, avec un tube qu'elle avait accroché sur un brelage du sac, qui venait balancer devant sa gueule. Un seul mouvement, et elle pouvait l'attraper et boire. Il était hors de question qu'une seule de ses mains soit occupée pendant la trace.

Kowun leva sa main qui tenait sa cravache fétiche - dont il disait qu'elle les protégeait des dangers avec presque autant d'efficacité qu'un Protecteur. La Caravane s'ébranla, sous les regards attentifs des autres, et sans aucun doute de nombreux espions.

C'est vrai qu'une caravane partant à vide était rare, soit parce qu'elle n'avait pas trouvé de contrat, soit parce qu'elle transportait des pierres précieuses, marchandise d'une grande valeur, mais de taille si petite. Cette dernière solution était rare, car la plupart du temps, les caravanes transportant des pierres précieuses les mélangeaient dans des marchandises diverses, pour tenter de passer inaperçues.

Nul doute que les espions devaient s'interroger, tout comme ils devaient noter la présence de Julawaf. Les Obliques n'aimaient guère l'idée de s'attaquer à une caravane possédant un Protecteur. Ils se renseigneraient surement et découvriraient que la jeune Wol blanche rayée de noir n'était qu'une Disciple. Cela pouvait peut-être les décider.

-"Ce serait une grave erreur", pensa Julawaf.

Une simple Protectrice. Une femelle.

Youwouf serait content. Une caravane facile, qui transportait sans doute des pierres précieuses.

Puis le doute le reprit, le tenaillant. S'il se trompait, Youwouf l'accrocherait à une cerf-volant avec une lourde pierre au pied et il serait tiré sur des centaines de mètres dans le sable et la roche... Une fin peu appréciable.

Il devait s'assurer de ce qu'il pensait.

Il quitta Tukvent en allant à l'opposé. Il rejoignit le vallon où il avait dissimulé sous une bâche couverte de sable son vélice. Il le dégagea, replis sa bâche, assura et sangla son matériel, puis enfourcha ce dernier.

Il se mit alors à pédaler et, sustenté par la double hélice que ses jambes entrainaient, il se mit à s'élever. Quand il jugea être à hauteur suffisante, il fit varier l'inclinaison des hélices pour se propulser en avant. Il enleva la sécurité des pharéoles et bientôt, ces dernières prirent en partie le relais, lui permettant de ne plus devoir pédaler que légèrement.

Il se mit à suivre, de loin, utilisant autant que faire se peut le masque des dunes, la caravane qui progressait vers le sud.